Pablo Picasso 1881-1973
Aticle du 16 juin 2017 de Philippe Dagen dans le Monde;
L’histoire est connue. En février 1917, les Ballets russes de Serge de Diaghilev sont à Rome, où se prépare Parade, musique d’Erik Satie, argument de Jean Cocteau, chorégraphie de Léonide Massine, rideau et costumes de Pablo Picasso. Dans la troupe se trouve une danseuse nommée Olga Khokhlova, née en 1891. La ballerine et l’artiste espagnol, de dix ans son aîné, se rencontrent et se séduisent.
Le 12 juillet 1918, ils se marient à Paris avec pour témoins Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau et Max Jacob. L’année suivante, après les représentations du Tricorne, de Manuel de Falla, à Londres, Olga Khokhlova abandonne les Ballets russes. Le 4 février 1921 naît Paul, fils unique du couple.
Jusque-là, c’est une romance : amour, gloire et succès. L’appartement du 23, rue La Boétie est vaste, le train de vie plus que bourgeois, les relations aristocratiques. Les étés se passent sur des plages à la mode : Dinard, cap d’Antibes, Juan-les-Pins ou Cannes – en 1927. En février de cette année-là, dans la rue, à Paris, par hasard, Picasso rencontre Marie-Thérèse Walter, qui a 17 ans.
Ces intrigues sentimentales et sexuelles appartiennent à la légende de l’art du XXe siècle
Cette histoire-là est aussi très connue : éblouissement, premiers rendez-vous, premiers dessins, passion adultère. A l’été 1928 – ultime anecdote balnéaire –, Picasso, Madame et le fils séjournent de nouveau à Dinard, comme six ans auparavant. Mais Marie-Thérèse est du voyage, en clandestine. Une obscurité dont elle sort d’autant plus vite que sa présence est flagrante dans l’œuvre de l’artiste.
L’achat du château de Boisgeloup (Eure) pour s’éloigner de Paris, les sculptures rondes qui font l’éloge des courbes de Marie-Thérèse, son déménagement au 44, rue La Boétie en 1930, la naissance de Maya en 1935 : exit Olga, qui refuse de divorcer et obtient de s’installer à Boisgeloup en 1936. Au même moment, Dora Maar, rencontrée en 1935, prend le pas sur Marie-Thérèse. Histoire encore plus célèbre que les précédentes, s’il est possible.
Ces intrigues sentimentales et sexuelles appartiennent à la légende de l’art du XXe siècle. Aussi était-il a priori risqué pour le Musée Picasso de consacrer une exposition à Olga : à quoi bon, si tout a déjà été dit ? Or, tel n’est pas le cas. On s’en aperçoit rapidement devant les vitrines où sont présentés, à foison, des dizaines de photos, lettres, cartes postales ou imprimés administratifs qui apportent de nombreux éléments sur la famille d’Olga et ce qu’elle subit après la révolution d’octobre 1917.
Une correspondance suivie
Le père, Stepan Khokhlov, était colonel de l’armée du tsar. Avec deux des frères d’Olga, il s’engage dans les armées des Russes blancs contre l’Armée rouge. Quand celle-ci met en déroute les Blancs, Stepan meurt, sans doute du typhus, et la famille est dispersée et réduite à la pauvreté, alors qu’Olga vit dans l’aisance et les mondanités. Régulièrement, elle vient en aide à sa famille. Picasso y contribue largement et Gertrude Stein elle-même joue de ses relations pour faire passer de l’argent à Lydia, la mère.
La correspondance entre l’URSS et la rue La Boétie est suivie, les lettres sont souvent accompagnées de photos, dont celles du petit Paul, dont la grand-mère russe meurt sans avoir fait sa connaissance. Ces éléments familiaux et intimes, jusqu’ici peu connus, constituent l’apport principal de l’exposition.
Les peintures, dessins ou gravures de Picasso célèbrent la grâce d’Olga, puis sa maternité et les premières années de Paul
Ils y sont présentés parmi les peintures, dessins ou gravures dans lesquels Picasso célèbre la grâce d’Olga, puis sa maternité et les premières années de Paul. Ces œuvres, que l’on a souvent qualifiées à la va-vite de « néoclassiques » ou d’« ingresques », font admirer la prodigieuse justesse de traits de celui qui, simultanément, donne au cubisme des développements de plus en plus éloignés de ce qu’il était vers 1912.
Il y a, comme le plus souvent chez Picasso, une manière pour les portraits, une autre pour les nus, une autre encore pour les natures mortes.
Nouvelles grammaires plastiques
Et ainsi de suite : à chaque genre, son langage. Encore n’est-il nullement impossible qu’ils se rencontrent et s’hybrident dans le laboratoire qu’est l’atelier. Le supposé néoclassicisme est affecté par des disproportions anatomiques qu’Ingres lui-même aurait jugées excessives, bien qu’il lui soit arrivé d’étirer la colonne vertébrale de ses odalisques. Symétriquement, des objets figurés de la manière la plus réelle s’introduisent dans des compositions cubisantes ordonnées par la géométrie et déduites des papiers collés. Rien n’est interdit.
Picasso multiplie les allers et retours stylistiques, ne se laissant enfermer dans aucune formule, ni aucune école – et surtout pas dans le cubisme en voie d’académisation ornementale au début des années 1920.
A partir de 1928, les corps deviennent anguleux, se hérissent d’épines, finissent en pointes
On ignore ce qu’Olga comprend à l’art de Pablo. A l’inverse, on n’ignore pas qu’il s’écarte d’elle au bout de quelques années et qu’à partir de 1928, les corps deviennent anguleux, se hérissent d’épines, finissent en pointes. Les scènes de plage et d’atelier tournent mal, ce qu’il est tentant d’expliquer par l’adultère et les colères d’Olga.
Reste cependant cette autre évidence : le mariage, la maternité et l’adultère sont des faits d’une banalité absolue, y compris chez les peintres et les contemporains de Picasso – Matisse, Derain et d’autres. Or Picasso est le seul à élever ces banalités au rang de la légende en inventant de nouveaux idiomes et de nouvelles grammaires plastiques.
Découper son œuvre en autant de périodes qu’il a eu de compagnes serait donc vain : ce qui importe est le processus de transmutation de la biographie en dessin ou peinture, bien plus que les détails de la biographie eux-mêmes.
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