Robert Frank - en route to Del Rio,Texas,1955.
Robert Frank (American, born Switzerland, 1924)
U.S. 90, en route to Del Rio, Texas, 1955
gelatin silver print 47.6 x 31.1 cm (18 3/4 x 12 1/4 in.)
Robert Frank (American, born Switzerland, 1924)
Elevator—Miami Beach, 1955
gelatin silver print 31.4 x 47.8 cm (12 3/8 x 18 13/16 in.)
Philadelphia Museum of Art
Sensible au roman Qu’elle était verte ma vallée de Richard Llewellyn - qui a donné le film américain de John Ford (1941) -, il se rend au pays de Galles pour témoigner de la vie des mineurs. Dans ces chroniques traversées par le rapport de classe, naissent les germes de son esthétique : le reportage pensé comme séquence, des cadrages sensibles et faussement approximatifs et le noir et blanc utilisé comme base d’une poésie mystérieuse et expressionniste. «J’ai toujours eu de la sympathie pour les perdants», disait Robert Frank. L’humain au naturel devant son objectif, il abandonne la mode pour le photojournalisme, avec l’ambition d’être un artiste à l’appareil photo «malin», comme il le confie à la revue U.S Camera, différent des autres, avec une identité et des idées personnelles.
C’est une bourse de la fondation Guggenheim, obtenue grâce à Walker Evans qu’il a assisté sur sa célèbre série, qui le tire d’affaire, en 1955, et pendant plusieurs années. Les 3 500 dollars gagnés lui permettent de voyager pendant trois ans à travers 48 Etats au volant d’une vieille Ford Business Coupe d’occasion qu’il nomme Luce. Souvent seul, il est parfois rejoint par Pablo, Mary et Andrea. Il shoote 767 bobines, soit 28 000 négatifs entre 1956 et 1957. Parmi les 1 000 clichés choisis pour agrandissement, 83 photos forment le corpus des Américains. D’Est en Ouest, il sillonne le pays captant les disparités sociales et raciales, et se confronte aux endroits reculés. A Little Rock, en Arkansas, il est arrêté par la police qui le prend pour un espion. Alors qu’il brandit une lettre de la fondation Guggenheim, on fait mine de ne rien comprendre à ce qu’il dit et d’aller chercher un traducteur parlant yiddish, puisqu’il est juif. Dans une Amérique en plein maccarthysme, on le soupçonne d’extrême gauche : «Etes vous communiste ?» est la question qu’on lui pose le plus pendant ses voyages.
Les à-côtés, les bas-côtés
Que voit-on, de si nouveau, dans les Américains ? Pas d’animaux, ni de célébrités, ni de paysages époustouflants. Un hors-champ des magazines, un revers du progrès. Les Etats-Unis des gens qui attendent, les à-côtés, les bas-côtés. Au fil de ce long travelling, on retrouve les éléments de l’iconographie américaine qu’il repère avant les autres photographes : routes, pompes à essence, voitures, motos, motels, drugstore, cow-boys… Le drapeau est toujours là dans un coin. Ou prend toute l’image, scandant le récit d’un nationalisme puissant.
Autre leitmotiv, le jukebox, lumineux dans la nuit à New York, compagnon de solitude dans un bar à Las Vegas. En Caroline du Sud, monolithe ouvragé en marqueterie de ferraille, il tient compagnie à un bébé noir à plat ventre sur le sol. Il ne s’en échappe pas un son rock et entraînant, mais un refrain triste. Ailleurs, des funérailles, des cercueils, des cimetières, des morts au bord de la route, des grosses voitures et la télévision envahissent l’espace public. La peinture d’Edward Hopper n’est pas loin. En noir et blanc, Robert Frank peint une société bigarrée, de riches, pauvres, noirs, blancs, hommes, femmes, couples, enfants, latinos, vieux, prostitués. Une nourrice noire enlace un bébé blanc comme neige. Des tronches souvent, des citoyens anonymes, un papi témoin de Jéhovah et des croix au bord de la route. «Il a photographié avec agilité, sens du mystère, génie, et avec la tristesse et l’étrange discrétion d’une ombre, des scènes qu’on n’avait encore jamais vues sur la pellicule», écrit Kerouac. Rencontré dans une fête beatnik, l’écrivain vient de publier Sur la route. Il lui promet de signer la préface de l’édition américaine des Américains. Une critique, Janet Malcolm, écrit en 1978 que Robert Frank «a produit des photographies donnant l’impression qu’un enfant les a prises en mangeant une glace et les a fait développer au drugstore». S’il change le regard sur l’Amérique et inaugure un rapport complexe et poétique de la photographie au réel, la publication du livre en 1959 aux Etats-Unis est un four. C’est seulement dix ans plus tard que sa portée est reconnue. Mais en 1959, Robert Frank n’en a cure, il fait déjà du cinéma.
Extrait du journal Libération 11 septembre 2019
Robert Frank à New York en 1982.
L’un de ses films de commande est devenu culte. En 1972, Cocksucker Blues suit une tournée des Rolling Stones, en pleine gloire et décadence. Auteur des photos de la pochette d’Exile on Main St., le premier double album des Stones, Robert Frank est commandité pour réaliser un documentaire sur la STP, la Stone Touring Party, leur tournée à travers l’Amérique. Il promet un cinéma vérité. Keith Richards rétorque : «Peu importe la vérité, je veux de la poésie.» Il va être servi. Sur la pellicule, la face sombre du mythe rock éclate. Mick Jagger se masturbe, les stars britanniques consomment du cannabis, sniffent de la coke et baisent sans joie. On aperçoit une injection d’héroïne et une scène d’orgie. Keith Richards jette une télé par la fenêtre. Les images, interdites de diffusion par les Stones, sont un sacré document. Elles révèlent surtout l’ennui et le désœuvrement des icônes. En 1977, Robert Frank obtient le droit de projeter Cocksucker Blues quatre fois par an à la condition qu’il soit présent lors de la projection. Depuis, des bootlegs circulent.
Devant sa caméra, défileront Delphine Seyrig, malmenée dans Pull My Daisy, le poète underground John Giorno, les écrivains William Burroughs et Allen Ginsberg, les poètes Gregory Corso et Peter Orlovsky… Bien plus tard, en 1996, il réalise le clip Summer Cannibals de Patti Smith. Et c’est peu dire que son œuvre au cinéma a inspiré Jim Jarmusch, Jonas Mekas, John Cassavetes…
Extrait du journal Libération 11 septembre 2019
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